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Quand Nos Coeurs Battent à l'Unisson

Ecrit Par

Tim Leberecht

8 Min

Quand Nos Coeurs Battent à l'Unisson

Un Pullman Draft est une idée. Une provocation. Une étincelle pour initier la conversation et une invitation à penser autrement. Bienvenue dans Pullman Drafts, une série de réflexions personnelles en partenariat avec House of Beautiful Business, mettant en lumière des voix audacieuses issues du monde des affaires, de la culture, des médias et de la technologie.

Il y a deux ans, je me promenais avec mon ami Bruno sur une colline du sud du Portugal. Le festival annuel d’idées de mon entreprise approchait, et nous parlions des répétitions en cours. Fidèle à lui-même, Bruno débordait d’idées : il proposait d’inverser l’ordre de deux interventions pour donner plus d’élan au récit, suggérait à un autre orateur de repenser la façon d’amener son message, et recommandait à deux autres de faire des exercices de respiration. Le lendemain matin, je l’ai trouvé sur scène en train de coacher plusieurs intervenants, un à un. Il savait instinctivement comment s’adresser à chacun : un mélange d’exigence bienveillante pour un orateur chevronné, et de douceur rassurante pour une débutante paralysée par le trac. Le voir à l’œuvre, c’était comme observer un chuchoteur de chevaux murmurer des sortilèges à ses protégés.

 

On pourrait dire que Bruno Giussani est le plus grand « chuchoteur d’événements » au monde. Depuis vingt ans, il façonne l’univers des conférences TED et des célèbres TED Talks. En tant que Curateur Global de l’organisation et co-fondateur de Countdown, l’initiative climat de TED, il a orchestré des événements réunissant les plus grandes voix de notre époque: du Pape François au Prince William, de Chimamanda Ngozi Adichie à Jennifer Doudna. À l’heure où tant de choses se vivent derrière un écran, Bruno reste un fervent défenseur des événements en présentiel. « Les gens changent quand ils sont dans la même pièce. Nous sommes tellement plus ouverts, plus disponibles », me confiait-il. « Quand il faut faire un effort, bousculer sa routine pour se rendre quelque part, on est présent autrement. »

 

J’ai souri. Il ne savait pas que notre amitié était née justement grâce à ce genre de disruption qu’il décrivait.

La présence est un phénomène physique

En 2008, je dirigeais le marketing de Frog Design à San Francisco quand un contact commun me mit en lien avec Bruno. J’avais bien sûr entendu parler de TED, et je fus tout de suite intrigué. Après quelques échanges d’e-mails, Bruno me demanda si je prévoyais de passer par Londres. Il m’invita à une réception au Tate Modern, si par hasard mes dates coïncidaient. Je n’avais aucun voyage prévu. Mais le soir même, j’ai réservé un vol et un hôtel. Le jour venu, je suis entré dans le Turbine Hall comme si je venais de faire un saut dehors, l’air de rien.

Je suis tellement heureux d’avoir suivi mon impulsion et fait cet effort. Non seulement j’ai passé une soirée mémorable, entourée de personnalités, mais surtout, Bruno et moi avons noué une connexion qu’il aurait été impossible de créer via Zoom. En personne, il a une vraie prestance: grand, large d’épaules, un brin élégant, mais c’est surtout sa douceur et sa malice qui se révèlent lorsqu’on est proche de lui. Le rencontrer ce soir-là, ressentir aussitôt une affinité intellectuelle, m’a rappelé quelque chose que je savais déjà : La présence est un phénomène physique. Pour être vraiment ouvert et attentif, il faut que l’esprit et le corps soient réunis au même endroit. Être présent, c’est exister ici et maintenant, vivre l’instant, comme on dit. On ne peut pas être pleinement engagé dans une conférence en ligne quand notre “ici et maintenant”, c’est l’écran de l’ordinateur posé dans la cuisine, entre un plat à surveiller, des enfants à calmer (ou un e-mail qu’on lit dans une autre fenêtre).

 

« Ce qui pose problème, c’est la facilité », dit Bruno à propos des événements virtuels. « Les grandes choses ne naissent pas de la facilité, mais de la friction. Un événement en présentiel exige que l’on se déplace ; pour certains, cela signifie parcourir de longues distances, parfois même économiser pour pouvoir faire le voyage. Il y a ensuite cette autre forme de friction, ce léger inconfort : celui de s’asseoir dans une salle avec des inconnus, dans un lieu qu’on ne connaît pas, où l’on ne parle peut-être même pas la langue. Et c’est justement cette accumulation de petites résistances qui nous place dans une posture d’ouverture et d’accueil. »

 

Il existe aussi une forme de « fausse présence » : ces moments où les participants sont physiquement dans la salle, mais mentalement ailleurs. La psychologie derrière cela est assez simple : lorsqu’on est confronté à un format éculé, peu original, qui ne nous touche pas émotionnellement et ne nous invite guère à participer, on a naturellement tendance à se replier, à offrir peu en retour. Si l’événement est trop convenu, ou son contenu trop peu percutant ou engageant, les spectateurs décrochent. Pour susciter une véritable présence, il faut donc aller réellement à la rencontre du public, imaginer des activations immersives qui les intègrent pleinement à l’expérience, en valorisant aussi leur contribution. La dernière chose à faire serait de leur donner l’impression d’être accessoires ou insignifiants.

 

Et puis, la présence ouvre la porte à autre chose : la sérendipité. En étant là, physiquement, on s’expose à l’imprévu.
« Vous croisez quelqu’un dans un couloir entre deux sessions, vous vous asseyez pour un café… et trois heures plus tard, vous êtes encore en train de parler », raconte Bruno.
« Ou bien une intervention vous galvanise, et vous ressentez le besoin irrépressible d’aller parler au conférencier juste après : ça, c’est impossible sur Zoom. » Qu’il s’agisse d’une conversation spontanée dans une cour ensoleillée ou d’une collaboration inattendue dans un espace de création ouvert, ces moments de hasard sont en réalité « inscrits dans le design », prêts à surgir dans un contexte en présentiel.

Un événement, ce n’est pas seulement une succession de performances ou de prises de parole. Ce sont aussi les découvertes partagées, les liens noués dans ces instants furtifs entre les interventions, dans les coulisses.
« Et nous sommes plus authentiques en personne, quand notre présence et notreengagement ne sont pas filtrés par un écran », ajoute Bruno.
« Ce que l’on retient est plus puissant — et je parle ici des connexions que l’on crée, du savoir que l’on absorbe, des expériences que l’on vit et de l’énergie que l’on ressent », conclut-il.

Un voyage imprévisible parmi des inconnus

Je n’étais pas au mythique festival de Glastonbury l’été dernier, mais Bruno et moi avons partagé un sérieux FOMO en découvrant ce qui s’y était passé. L’artiste performeuse serbe Marina Abramović est montée sur la scène principale et a demandé à des milliers de festivaliers d’observer sept minutes de silence.
Et ils l’ont fait. Pendant sept minutes.

« Imagine pouvoir provoquer ça », a murmuré Bruno, secouant la tête, encore stupéfait.

Si l’on regarde les photos de ce qu'Abramović a qualifié « d’intervention publique » pour réfléchir aux notions de conflit et de paix, on y voit des images saisissantes : des personnes rassemblées, debout ou assises, en petits groupes ou en foule, les yeux fermés.
Ils sont de tous âges, de toutes origines, de tous genres. Certains portent des vêtements de camping sales, d’autres les dernières tendances de la mode urbaine. chacun est unique, reconnaissable dans son individualité — et pourtant, tous semblent faire corps avec un ensemble vaste, mouvant, traversé par une force intense, presque mystique.

J’ai moi aussi vécu un moment collectif profondément marquant, il y a une vingtaine d’années, lors d’une pièce à Broadway.
C’était la première fois que je voyais Long Day’s Journey into Night, le chef-d’œuvre sombre et bouleversant d’Eugene O’Neill sur une famille en crise.
Disons simplement que je n’étais pas préparé à l’intensité viscérale qui m’attendait.
Assis au bord de mon siège, j’ai été emporté par les personnages, submergé parla profondeur et la douleur de leur souffrance.
Mais au-delà de cette vague d’empathie, j’ai ressenti autre chose : une conscience aiguë d’être en vie, éveillé, parmi d’autres êtres humains.
Une prise de conscience fulgurante d’être vivant ici et maintenant — à aucun autre moment de l’histoire — et de la coïncidence spectaculaire qui m’unissait à toutes ces personnes autour de moi, qui avaient, comme moi, choisi de s’embarquer ce soir-là pour ce voyage émotionnel imprévisible.

Quand les lumières se sont rallumées à l’entracte, la femme assise à côté de moi s’est tournée vers moi et a soufflé :
Waouh.
J’ai hoché la tête.
Il n’y avait rien d’autre à ajouter.

Ce que j’ai ressenti ce soir-là au théâtre n’est pas qu’une impression : c’est un phénomène désormais prouvé.
Des recherches ont montré que les spectacles live peuvent synchroniser les battements de cœur du public, au point que des centaines de cœurs se mettent littéralement à battre à l’unisson. D’autres études révèlent que les spectateurs ont tendance à respirer ensemble lorsqu’ils sont profondément touchés par ce qu’ils voient ou entendent, ils vont même jusqu’à frissonner ou avoir la chair de poule au même instant.
Nous savons tous ce que c’est que de sentir une salle entière retenir son souffle au moment culminant d’une scène, puis d’expirer ensemble dans un grand soupir collectif.

Il y a là quelque chose de spirituel, presque sacré.
Comme si chaque vie était effleurée, différemment, par une même force invisible et immense.

Effleurer ensemble le monde naturel

Quelques semaines après le festival au Portugal, Bruno et moi avons enfin eu l’occasion de faire le point sur l’événement. Il a partagé ses retours avec beaucoup de bienveillance et de générosité, mêlant éloges et remarques constructives. Mais ce qui m’a le plus marquée, ce sont ses réflexions sur notre proximité avec la nature. Le festival s’était tenu entièrement en plein air — dans une forêt, un parc, un verger, et autour d’une piscine — et selon lui, cela avait profondément renforcé notre sentiment d’appartenance à un tout.« Je pense que c’est ça, plus que tout le reste, qui a fait de nous une communauté », m’a-t-il confié. « Être dans la nature, aller d’une conférence à une discussion en petits groupes, avec l’océan au loin, le soleil, le chant des oiseaux… Redécouvrir le monde naturel et notre lien avec lui devient de plus en plus essentiel dans cette ère numérique. »

 

Toutes ces réflexions de Bruno sur l’effort et le temps m’ont donné matière à penser. Trop souvent, dans ma vie comme dans mon travail, je choisis le chemin le plus facile. Un texto au lieu d’un appel, un email plutôt qu’un café avec un ami, des courses vite faites au supermarché du coin plutôt que de flâner au marché de producteurs à quelques rues de là. Ces raccourcis m’ont toujours semblé pratiques, raisonnables. Mais combien de fois me suis-je vraiment demandé ce que je faisais de ce temps soi-disant « économisé » ? Si ce n’est pas pour une belle conversation, une promenade au soleil, ou un moment de présence à soi-même et aux autres, alors à quoi bon ?

 

Parfois, je me demande si la facilité et l’efficacité ne sont pas devenues notre mode par défaut, au point qu’il semble naturel, presque instinctif, de croire que l’on peut « vivre» en partie à distance. Mais peut-être qu’il y a un revers à cette tendance. Etsi la prolifération des écrans, des messages instantanés et des visioconférences ne faisait que rendre les expériences vécues ensemble encore plus précieuses ? Quand une centaine de personnes se réunissent dans une même pièce, chacune mettant de côté ses préoccupations pour se concentrer, l’espace d’un instant, sur une seule chose commune, quelque chose d’exceptionnel se produit. On marque ensemble un moment, un lieu. On vit une expérience fugace, irréversible, unique. Et ce que l’on crée alors n’existera plus jamais exactement de la même manière.

 

Ces derniers temps, j’essaie d’honorer davantage cet esprit de présence, de partage et d’irrépétabilité dans toutes les sphères de ma vie. Une citation du metteur en scène britannique Peter Brook, qui a dédié sa vie au pouvoir des expériences vécues, me guide au quotidien :« Ne t’attends à rien. Va voir par toi-même.» En tant que dirigeant, je ne peux rien prendre pour acquis — ce serait le chemin le plus sûr vers l’isolement et la perte de sens. J’ai besoin de rester activement, sincèrement connecté aux personnes avec qui je travaille, aux communautés qui rendent ce travail possible, et aux grands mouvements sociaux et culturels qui les influencent. Voici quelques-unes des façons dont je « vais voir par moi-même » en ce moment. Elles vous inspireront peut-être, vous aussi.

***

 

Bruno Giussani est curateur, auteur et critique culturel. Pendant vingt ans, il a occupé les fonctions de curateur mondial et directeur Europe de TED, l’organisation à l’origine des célèbres TED Talks, dont il a également cofondé et dirigé l’initiative climatique Countdown. Au cours de cette période, Bruno a conçu plus d’un millier de conférences TED, interviewé des figures majeures sur les grands enjeux de notre époque, et animé de nombreux événements à travers le monde. Avant son aventure chez TED, il a été chroniqueur Internet pour le New York Times et responsable de la stratégie digitale au Forum Économique Mondial.

 

Tim Leberecht est quant à lui cofondateur et co-CEO de la House of Beautiful Business, un réseau dédié à l’économie centrée sur la vie. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages : The Business Romantic (2015), The End of Winning (2020), et Picky : How the Superpower of Curation Can Save the World (à paraître en 2026). Ses deux conférences TED ont été vues par des millions de personnes à travers le monde.